Journée autour du thème de la souffrance au travail avec Frédéric Grimaud, chercheur à l’Université Aix-Marseille, dont le dernier ouvrage s’intéresse à la prolétarisation du métier d’enseignant.

La première cause d’altération de la santé des enseignant.es c’est la perte de sens de leur métier.
Un prolétaire est celui qui ne possède pas les moyens de production et d’échange. Or, plus un·e enseignant·e est éloigné.e des endroits où se décident les orientations du métier, plus il se prolétarise.

C’est en altérant petit à petit notre expertise ou en la déqualifiant qu’on nous prolétarise.

L’enseignant·e est pris·e entre les prescriptions (ce que la hiérarchie attend), ses auto-prescriptions (ce que l’on voudrait faire) et ce qui se passe vraiment.

L’enseignant·e doit perpétuellement réguler, faire des arbitrages, des compromis. C’est ce qui fait l’intérêt de ce métier, c’est ce qui nous confère une place dans le monde. C’est également ce qui nous apporte du plaisir, ce qui améliore notre santé.
C’est aussi la confrontation avec ses pairs (ce que Frédéric Grimaud appelle la controverse professionnelle), l’affirmation de ses propres critères du “bon travail”, et la bonne économie de l’usage de soi (ce qu’il appelle le confort) qui va créer la non prolétarisation de son métier.
Résoudre des dilemmes, avoir des réflexes c’est posséder son propre “genre”.

Alors qui nous a dépossédé du sens de notre métier ? Plusieurs causes, depuis plusieurs années.

Les services publics qui, selon la doctrine libérale, ne peuvent être complètement privatisés, sont sommés de fonctionner comme une entreprise, avec des critères de performance, de rentabilité, de compétitivité que l’état est censé optimiser. Il faut rationaliser le travail, l’organiser pour éviter les “flâneries”. On impose les manières de faire, on crée des protocoles, on impose la rédaction de projets, on crée des tâches séquencées.

Nous voici rentrés dans le Nouveau Management Public : importer l’idée que les politiques publiques soient guidées par des chiffres, des indicateurs, des statistiques.

Une des grandes conséquences de la rationalisation du travail des agent·es est en effet la perte du sens de leur activité ainsi que la multiplication d’injonctions fermées, floues, contradictoires ou inatteignables ; une formation des enseignant·es descendante, de moins en moins collective (via M@gistère), des prescriptions “scientifiquement prouvées” qui imposent des outils qui changent souvent, la multiplication des évaluations.

Cette rationalisation du travail est plus difficile à encaisser que le temps de travail (qui se situe en moyenne à 42h53 par semaine). 42h53, c’est beaucoup mais si ce temps est pertinent, cela ne nous coûte pas. Ce qui nous coûte c’est l’inutile, le superflus, les injonctions incompréhensibles, voire qui se contredisent.

A cela s’ajoute le déclassement salarial (point d’indice gelé). Au-delà de substantielles économies budgétaires, cela permet aussi de générer une pénurie d’enseignant·es sur le terrain, avec d’un côté moins de candidat·es aux concours et de l’autre une inflation des démissions et d’ouvrir ainsi la voie au recrutement de contractuel·les.
De plus, la précarisation des professeur·es des écoles les rend davantage enclins à accepter les primes, les pactes et toutes les stratégies de « salaire différencié ».

Face à de tels assauts contre leur profession, nous aurions pu penser que la culture professionnelle des enseignant·es fasse naître des résistances organisées et capables de contrecarrer les évolutions néolibérales. Or, les enseignant·es semblent souvent accepter ce sort d’asservissement progressif.

Par le biais d’une formation centrée sur la passation des bonnes pratiques, par la caporalisation de la chaîne de hiérarchie ou par l’éclatement des collectifs de travail, le NMP sait comment anesthésier les résistances avant même qu’elles émergent.
Par ailleurs, les gouvernements successifs n’ont eu de cesse de raconter l’histoire d’une école qui va mal à cause de l’incompétence de ses agent·es, de faire le storytelling relayé par les médias d’une profession qu’il faudrait mettre au pas, creusant le fossé qui sépare les professeur.es des destinataires de leur activité. Et pour finir, l’administration a su se doter, nouvelles technologies aidant, d’un arsenal de contrôle et de punition des plus récalcitrant·es.

Mais malgré tout cela, malgré la puissance du taylorisme et de ses avatars et malgré les risques de répression, les poches de résistances sont nombreuses.

Tout d’abord parce que, quels que soient les secteurs d’activité, le travail résiste et les salarié.es ne font jamais exactement ce qui est prescrit.
Donc n’en déplaise à un Jean-Michel Blanquer qui voulait imposer une méthode de lecture ou à un Gabriel Attal qui voulait promulguer des manuels labellisés, les enseignant·es dans leurs classes continueront de manœuvrer entre le travail prescrit et le réel de leur activité.

Bien entendu il ne faut pas céder d’un pouce sur l’ambition d’une école faite pour l’émancipation des citoyen.nes libres et éclairé·es.
C’est pour cela qu’il faut bien comprendre que les attaques contre le métier des professeur·es des écoles cache en réalité des offensives violentes contre une école démocratique. L’actualité des réformes visant à mettre en place des groupes de niveau au collège en est une parfaite illustration.

Prolétariser les profs et casser l’école d’une république égalitaire participe d’un même mouvement.

A contrario, permettre aux professeur.es de développer leur pouvoir d’agir, de redonner du sens à leur activité, c’est œuvrer pour davantage de démocratie.
Aussi militer pour une école égalitaire nous oblige à penser les moyens de rompre avec les logiques prolétarisantes.
Pour cela, il faut miser sur le collectif de travail, c’est-à-dire sur le renforcement, ou la création si besoin, d’espaces-temps où des professionnel·les peuvent confronter leurs points de vue sur la qualité du travail et ainsi participer à fabriquer leurs propres normes, là où le taylorisme voudrait n’en imposer qu’une seule.

C’est une voie à emprunter pour enrayer le processus de prolétarisation des professeur.es des écoles mais également une démarche à penser pour tous les milieux de travail, toutes les professions, afin de mettre de la démocratie dans le travail, dans la société.

Remettre du collectif au sein de nos écoles et de nos lieux de travail, cela passe aussi par la syndicalisation : alors, rejoignez le collectif de la FSU-SNUipp 15. Syndiquez-vous !

Souffrance au travail : pourquoi avons-nous perdu le sens de notre métier ?

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